Dans la série « Voyager autrement » du magazine Télérama, extraits d’un reportage sur la station balnéaire d’Ostende en Belgique. (Texte de François Gorin)
Marvin Gaye, ballade ostendaise
Il faut imaginer la haute silhouette de Marvin Gaye, serrée dans un élégant pardessus, bravant la bise hivernale sur la promenade Albert-Ier, large comme un Broadway désert. D’un côté, la guirlande uniforme des immeubles de sept ou huit étages, la plupart sans balcon, ni trace de vie en cette saison. De l’autre, la plage vaste et grise, frangée par la mer du Nord. La star en exil connaîtra aussi le plus riant visage estival de la station balnéaire flamande, son indolence touristique, ses odeurs de friture et ses marchands de glaces : elle y passera dix-huit mois, période pour elle transitoire, parenthèse qui suffira à ajouter son prestige à celui d’Ostende.
En février 1981, le prince déchu de la soul, âgé de 41 ans, débarque en terre inconnue, cornaqué, couvé par Freddy Cousaert, un robuste quadragénaire. Figure locale, cet ancien disc-jockey tient alors l’hôtel Mercury, dont la façade pâtissière orne encore un coin de la Koningstraat, à deux encablures du front de mer. Fan de longue date, Cousaert a eu vent de la déchéance de Marvin Gaye, qui noyait dans les excès de la nuit londonienne l’échec de son dernier album, In our lifetime . Il l’héberge aux bons soins de sa femme, Liliane, et parfois d’un cuisinier nommé Arno, futur héraut belge, qui prépare au convalescent des poulets au curry. Puis Cousaert trouve à son hôte un modeste appartement près de la coquette place Leopold.
Le chanteur reprend vie à Ostende et compense par l’activité sportive les kilos regagnés. En s’enfonçant vers le quartier résidentiel et cossu de la ville, descendant l’avenue de la Reine, passant les terrasses du Petit Paris, les pelouses très anglaises des squares dédiés aux princesses Clementina et Stefanie, le colosse en quête d’exercice trouve les Ecuries Royales, qui n’ont jamais vu la tête d’un cheval. Curieux bâtiment de bois sombre, entre chalet suisse et fortin sudiste, où Marvin oublie ses déboires face au punching-ball ou au panier de basket. Si au contraire il prend la direction de la plage et des dunes, un footing prolongé pourra le mener jusqu’à Mariakerke et sa petite église où un jour, ce fils de pasteur entonne un puissant Notre Père, dans son survêtement nickel.
Venu pour se dégriser de la « mauvaise vie », Marvin Gaye n’entre dans les troquets chichement éclairés d’Ostende que pour bavarder avec des pêcheurs qui n’ont jamais entendu parler de lui. Au Café Rubens, du côté de la marina, flotte un vague souvenir du crooner entre les tables vernies, le carrelage bicolore et les vitraux des fenêtres. Au temps où il la parcourait de nuit, stoïque, la Langestraat était encore une possible tentation, avec ses cinémas, cabarets, bars plus ou moins louches. Au milieu de cette « rue longue », Freddy Cousaert animait dans les années 1960 le Groove, un night-club où la musique américaine avait droit de cité. Le petit promoteur rêvait de manager des stars.
Le 4 juillet 1981, il met sur pied un concert de Marvin Gaye au Casino Kursaal, qui campe sa rotonde vitrée à l’incurvation ouest de la promenade Albert-Ier. Construit en 1950, rénové en 2004, le bâtiment abrite aujourd’hui dans son hall d’entrée un bronze du chanteur au piano. Mais le soir où celui-ci renouait avec sa musique et le port du smoking, la salle n’était qu’à moitié pleine. Nullement abattu, Gaye se remet alors à penser à sa carrière en berne. Désormais installé dans un appartement de la résidence Jane, entre le casino et le Parc Royal, il teste de nouvelles compositions avec des musiciens locaux. Ainsi naîtra Sexual Healing, futur mégatube, tandis que bruisse en bas la mer du Nord.
Puis il est bientôt clair qu’à Ostende le trop grand, trop américain Marvin Gaye n’est que de passage. En 1982, la stature d’un homme requinqué hante encore le croisillon des rues qui fuient le quai vers la densité du centre, ou montent vers le bord de mer comme des tremplins. Freddy Cousaert, avec qui ses rapports fraîchissent, lui propose un autre abri, dans une villa à 15 km de la ville. Puis un studio d’enregistrement près de Waterloo, où le chanteur bat le rappel de ses affidés des années glorieuses. La suite s’écrira dans le sillon d’un album à succès, le dernier, Midnight Love, puis la tragédie d’un retour à Los Angeles où l’arme à feu d’un père dérangé mettra, le 1er avril 1984, un point final à la vie trop brève d’un soulman rattrapé par ses démons. Qui trouva dans les brumes d’Ostende une respiration, un répit salutaire, chose encore accessible au visiteur moins tourmenté.