Denain, l’ancien cœur sidérurgique du Nord, a toujours la gueule d’un boxeur sonné, à genoux, avec ses 32% de chômage, près de quarante ans après l’uppercut. 1978, date tragique : la direction d’Usinor (aujourd’hui Arcelor-Mittal) annonce les premiers 3 000 licenciements, le début du démantèlement, qui s’étalera sur dix ans. La ville n’a rien vu venir. Elle se croyait invincible, un colosse nourri de ses usines sidérurgiques, qui pompaient le charbon des veines du sous-sol, et l’eau de l’Escaut. « C’était beau, la nuit était rougeoyante », se souvient Bernard Ethuin, ancien délégué CGT d’Usinor. Les hauts-fourneaux crachaient leurs flammèches. « Ma grand-mère râlait avec ses draps qu’elle mettait à sécher dehors. Elle les retrouvait rouges, à cause de l’oxyde de fer. » On disait à l’époque qu’un emploi à Usinor en induisait cinq autres : boulanger, instituteur, cafetier… Au temps de la splendeur, dans les années 60, ils ont été jusqu’à 11 000 à y travailler sur une commune de 30 000 habitants…
Extrait du reportage…
Maintenant, Denain vote FN. Ou boude les urnes. 54% d’abstention aux régionales, et 47,6% des votants ont choisi Marine Le Pen au premier tour. Rue Villars, ça se voit : le parti d’extrême droite s’est installé dans une ancienne mercerie (Chez Pénélope, ça ne s’invente pas), juste à côté du siège du parti communiste. Le jour de l’inauguration du local de campagne pour les législatives, ça se pressait sur le trottoir. Au moins deux cents personnes, souffle-t-on. Et cela, à deux pas de la mairie, qui fut si moderne dans les années 70, cube aux vitres fumées. Désormais, elle accuse son âge. Elle a été tour à tour communiste, puis socialiste : les deux forces de gauche n’ont jamais vraiment réussi à s’entendre. Une vieille querelle, qui remonte aux années d’après-guerre : les socialiste se sont alliés à la droite pour piquer la cité au parti communiste. Sabine Hebbar, membre de l’opposition municipale, non-cartée, est tranchante : « Ils ont géré un cheptel de voix, sans jamais rien faire pour la ville. » La fermeture d’Usinor revient sur le tapis. Tous les anciens ont le souvenir, en 1980, de cet aréopage de ténors socialistes, venus promettre que la sidérurgie serait nationalisée, en cas de victoire de la gauche. « Sûr, il y avait Rocard et Mauroy, et peut-être bien Mitterrand », tente de se rappeler Bernard Ethuin. 1982, Pierre Mauroy est un triste émissaire : l’Etat ne sauvera pas Usinor-Denain. Face au théâtre municipal, architecture flamboyante du XIXe siècle, payée par la richesse industrielle, on imagine la scène : l’alors premier ministre, qui sort sous les hués des ouvriers, dans cette rue Villars où on ne danse plus. On y manifeste.
La menace FN déboussole la ville. En juillet dernier, deux employés municipaux ont mis le feu à une épicerie roumaine, et affirment que c’est sur l’ordre du directeur de cabinet du député-maire (PS), Anne-Lise Dufour-Tonini. Il a été mis en examen. Denain jase : ce serait une tentative de créer un fait-divers raciste, pour dénigrer le Front national.
Il faut reprendre la main, Madame le maire organise une conférence de presse choc en octobre. Elle demande un plan Marshall, noircit le tableau. Espérance de vie à 58 ans, contre 82 ans en moyenne en France. « Le chiffre est possible si on considère seulement les hommes, mais pas sur l’ensemble de la population », reconnaît l’Observatoire régional de la santé. « Le Nord est une anomalie en France sur ce plan, le bassin minier une anomalie dans l’anomalie, et Denain une anomalie de l’anomalie de l’anomalie », avec une surmortalité de 35%. Pas de renouvellement de la population, pas de politique de santé adaptée : « C’était déjà vrai il y a 20 ans », souligne l’Observatoire.
Surtout, Anne-Lise Dufour aligne la communauté Roms. Ils seraient 1 000 à Denain, avec batailles de rue entre clans, scènes de guérilla urbaine. Chiffre repris par Marine Le Pen, en visite en janvier. La sous-préfecture dément ces violences. A la mosquée El Qods, qui a des Roms pour voisins, on n’a jamais eu de problèmes avec eux, même si les femmes, pourtant chrétiennes pentecôtistes, mettent le voile musulman pour mendier les jours de prière. « Elles se font passer pour nous », sourit, mi-figue, mi-raisin, un fidèle. Le collectif d’habitants qui les aide en compte plutôt 400, une population qui tente de s’intégrer, enfants scolarisés, hommes auto-entrepreneurs, et vit entassée dans les maisonnettes du centre. Denain n’a pas de bidonville, mais des marchands de sommeil. Plus personne ne veut acheter ici, ils en profitent. « La maison à côté de chez moi était à vendre à 130 000 euros. J’ai appris qu’un marchand de sommeil voulait l’acheter à 35 000 euros. J’en ai proposé 50 000, pour ne pas avoir quatre studios là-dedans », raconte un habitant. Le mal gangrène la ville, pourtant coquette dans ses cités ouvrières fleuries. Se greffe à ce triste tableau des fraudes aux allocations, majoritairement des ressortissants roumains. Cinq familles déclarées dans le même logement, le RSA touché indûment, des actes de naissance trafiqués pour des enfants qui n’existent pas… Le procureur de Valenciennes compte 26 cas avérés, mais complexes : les bénéficiaires se sont évanouis dans la nature. Et le seul arrêté est plutôt une victime : l’argent était détourné au profit d’un autre. Sans doute un réseau mafieux : le procureur prévoit l’ouverture d’une information judiciaire à l’étranger.
Des lueurs d’espoir existent sur cette terre abîmée : le canal Seine-Nord est une opportunité, avec peut-être une plate-forme logistique. La nouvelle zone d’activité des Pierres blanches, classée en zone franche, devrait attirer les entreprises. Anne-Lise Dufour, qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, prévoit l’ouverture d’un pôle de loisirs, avec complexe cinématographique. Mais Pierre et sa femme Louise ont de l’amertume : « Il faudrait que la France rende ce que Denain a donné. » Il serait temps, oui.
(Texte: Stéphanie Maurice)